La narration dans le jeu vidéo

Les gentils ont gagné, la princesse est sauvée 

Rares sont les jeux à ne posséder aucune bribe de narration, aussi minime soit-elle. De génération en génération de consoles (et autres micro-ordinateurs), la capacité des studios à raconter une histoire à leur manière n’a eu de cesse de grandir.  L’éventail des possibles pour immerger le joueur est aujourd’hui bien plus large qu’autrefois, grâce à l’héritage laissé par des décennies d’expérimentations et d’avancées technologiques. Nanardesque ou décalé, vulgaire ou subversif, chaque scénario se frotte aux codes du jeu vidéo dans l’espoir de se faire une place, pour le meilleur et pour le pire. 

Cet article vous est garanti sans divulgâchage (sans spoilers, dans la langue de Shakespeare), mais il nous est impossible de citer certains jeux sans expliquer en quoi leur narration propose une expérience nouvelle, tout comme il serait audacieux de n’en citer aucun. 

Quand l’histoire ne demandait qu’à être écrite 

En l’an de grâce 1958, Tennis For Two est né. Monochromatique et simpliste au possible, ce « jeu » offrait à deux joueurs la possibilité de s’affronter dans un match de tennis vu de profil, comme un ramasseur de balles. Ici, il n’était question que d’occuper les visiteurs du Brookhaven National Laboratory, sur un temps de jeu court et limité. Se montrant comme une véritable démonstration technique, l’émerveillement de la découverte de ce nouveau (futur) médium était suffisant pour capter l’attention du public. S’en suivirent de longues années où le jeu vidéo faisait ses premiers pas dans les salles d’arcade : Space War, Pong, Space Invaders, Pac-Man… des jeux aujourd’hui considérés comme des classiques. Et pourtant, il est difficile d’y percevoir une trame narrative sans faire jouer son imagination. 

Nous sommes dans les années 70 / 80, et pendant ce temps sur ordinateurs personnels (Amstrad, Amiga, Commodore…), les jeux de rôles textuels sont légion. Tout est dans le nom : des textes à l’écran présentant les lieux, les actions, les dialogues… et un clavier pour écrire des mots-clefs (open, kill, talk…) permettant au joueur d’interagir avec l’univers. À la manière d’un livre dont vous êtes le héros, ce support offre d’immenses possibilités narratives où le joueur déroule le scénario selon ses décisions.  L’arrivée des jeux vidéo dans les foyers du grand public vint bien plus tard avec la Nintendo NES (Famicom au Japon) en 1983, amenant des licences qu’on ne présente plus : Donkey Kong, Mario, Zelda… Dès lors, l’usage fait de la narration a considérablement changé selon les expériences souhaitées. 

À chacun sa princesse 

Le point commun entre ces trois derniers exemples est l’intrigue, bien que le mot paraisse fort. Une princesse est kidnappée par l’antagoniste, et le joueur incarne le héros qui lui seul pourra la délivrer. Notez que ceci n’est pas une version simplifiée par mes soins, mais bel et bien la seule information donnée au joueur concernant le scénario. Désolé du spoil, ceci sera notre seul écart de conduite. On serait tenté de rejeter la faute sur les limitations techniques (certes les cartouches étaient grosses, mais pas suffisamment pour mettre la moindre photo prise par un smartphone de la dernière décennie), mais la NES ne manque pas de contre-exemples. Final Fantasy, Fire Emblem, Earthbound, Dragon Quest… sont autant de franchises qui ont débuté sur cette même plateforme, et qui promettent au joueur une véritable expérience scénaristique (plus recherchée que celle offerte par James Cameron dans Avatar, et toc !). 

Alors pourquoi encore cette satanée princesse ? Rédiger une histoire plus profonde est à la portée du premier venu, mais se donner les moyens de la raconter dans un jeu est une toute autre paire de manches. Pour les studios de développement les moins fortunés, cela pouvait représenter d’énormes dépenses, sans garantie d’un quelconque retour sur investissement. Mais ceci devient un obstacle uniquement si le jeu veut nous raconter quelque chose. Revenons sur le marché des bornes d’arcade. La plupart du temps destinées à être jouer pendant de courtes sessions dans un espace public, l’absence de narration ne constituait pas un manque. L’immédiateté du jeu primait. Au fil des ans et avec l’arrivée des consoles de salon, les jeux se sont faits plus longs, occupants de plus longues sessions, et il devint nécessaire de donner au joueur un objectif et une raison de poursuivre sa partie. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des jeux AAA (ce ne sont pas des piles, simplement des jeux à gros budgets) possèdent des scénarios rédigés par des experts du domaine. Et pourtant, encore aujourd’hui, certaines princesses n’échappent pas au joug du grand méchant. Serions-nous bloqués dans une boucle temporelle ? 

Histoire de vous rassurer… 

Eh bien non, du moins je l’espère. Ce que permet le jeu vidéo est au moins aussi large que ce que permet le cinéma. Des visuels, des sons, de l’intrigue, de l’émotionnel. S’ajoute à cela des interactions. La série The Office n’est ni connue pour ses effets spéciaux, ni pour sa bande-son, mais est une référence immanquable pour tout amateur de séries humoristiques. Car le réalisateur a fait un choix : privilégier la comédie à travers des situations et des dialogues, et ne pas s’encombrer de futilités surchargeant l’œuvre. Si Mario se « contente » de sauver Peach, c’est que le vrai jeu est ailleurs, en l’occurrence dans le gameplay : la façon dont on joue, how the game plays. Mais nous nous égarons, et il serait compliqué d’expliquer le génie de Super Mario Bros sans se pencher sur d’autres anglicismes barbares telles que game feel, game design, level design… Sachez seulement que notre livreur de pizzas (comprendre Mario, je n’invente rien, mais Mac Lesggy oui) n’est pas un cas particulier : sont concernées les licences Castlevania, Ghosts’n Goblins, Mega Man… La présence d’une narration intéressante n’est donc ni une formalité, ni une obligation, mais une décision mûrement réfléchie. 

Aujourd’hui, les grosses productions tentent d’allier au mieux la narration et le gameplay, qui reste la méthode la plus sûre pour immerger le joueur sans l’ennuyer. Mais mal dosé, certaines incohérences peuvent nous sauter aux yeux : on parle alors de dissonance ludonarrative. Quand Lara Croft nous est présentée comme une femme sensible et juste dans Tomb Raider (le reboot de 2013), mais qu’elle “résoud ses problèmes” à grands coups de headshot dès la première heure, le joueur est en droit de se poser quelques questions. Dès lors il devient compliqué d’incarner le personnage et de comprendre ses dilemmes moraux, ses angoisses, ses émotions. 

Pour en revenir à ce que je racontais 

Faisons maintenant un petit tour de ce que le jeu vidéo nous a déjà montré. Pour ne pas vous noyer sous les bizarreries du medium, commençons par ce qui se rapproche le plus des produits culturels courants, à savoir les films et les romans. Bien avant Netflix et son film interactif Bandersnatch, les œuvres au principe similaire fleurissaient déjà. Dans Life Is Strange il est question d’incarner une lycéenne partagée entre scolarité, harcèlement, et querelles amoureuses. Un programme chargé en somme. Le joueur peut influencer l’histoire en choisissant parmi différentes actions ou dialogues tout au long de l’œuvre. En supplément : la possibilité de revenir sur ses actions passées pour éviter toute frustration à cause d’un choix regrettable. Les jeux produits par David Cage sont construits sur la même base, mais ajoutent des phases interactives appelées QTE, Quick Time Event, où il est demandé d’effectuer une action spécifique sur la manette dans un temps imparti. Un échec entraînera un événement allant de la perte d’un proche à la perte d’une partie de fléchettes. Heavy Rain, Beyond Two Souls, Detroit Become Humain ne s’écartent pas de ces canaux. Le septième art n’est pas le seul à avoir joué le jeu, car la littérature est aussi de la partie. 

Les Visual Novels, avec leurs chatoyantes illustrations et leurs dialogues remplis d’émotions, reprennent le délire d’histoire à embranchement guidé par les choix du joueur-lecteur. Majoritairement japonais, certaines séries agrémentent leurs titres de phases de procès, d’énigmes, de recherche, de conception de cocktails… les idées ne manquent pas. Toutefois, l’intérêt de ces jeux reposent presque uniquement sur leur narration : sur ces décisions à prendre, leur quantité et l’importance de leurs conséquences. Malgré l’apparition de QTE, ces œuvres proposent bien plus d’instants de non-jeu (cinématiques, couloirs de dialogues) que de passages réellement interactifs. D’autant plus que l’échec d’un QTE peut entrainer un Game Over, forçant alors le joueur à recommencer une phase de presque non-jeu. La particularité du jeu vidéo est donc peu exploitée, ce qui peut autant rebuter les puristes qu’attirer les néophytes. Dans une industrie remplit d’œuvres n’offrant des cinématiques qu’aux moment cruciaux, il n’y a rien de surprenant à voir ce genre de jeux avec réticence. Alors que proposer d’autres ? 

Vous reprendrez bien du rab ? 

« Mouai, raconter une histoire autrement qu’en la… racontant juste… mouai », seriez-vous en droit de vous dire, les risques de la dissonance ludonarrative en tête. Naïfs que vous êtes (à ce stade de l’article, nous pouvons nous permettre quelques taquineries). La première bizarrerie que je vous demanderai d’admettre est qu’un jeu terminé ne l’est pas forcément. Dans NieR:Automata, il est question d’un conflit entre androïdes et robots dans une conquête de territoire d’aspect plutôt banale. Une fois le jeu « terminé », comme dans beaucoup d’autres titres, le joueur est invité à continuer l’expérience à travers un New Game + (abrégé NG+). La plupart du temps, il s’agit de refaire la même aventure en conservant les objets / points d’expérience déjà acquis, tout en augmentant légèrement la difficulté. Or ici, faire un NG+ consiste à redécouvrir l’histoire à travers un autre personnage, un autre point de vue, qui enrichit considérablement l’idée que l’on peut se faire des tenants et aboutissants d’une « simple rébellion », comme on la verrait au premier regard. Plus récemment, Hades a su revisiter ces codes dans un genre tout autre : celui du Rogue Lite. Dans chaque partie vous incarnez Zagreus, demi-dieu immortel de la mythologie grecque, cherchant à s’enfuir des Enfers non sans altercations (comprendre combats) avec ses gardiens. Chaque défaite du protagoniste est synonyme de recommencement, et d’avancement de l’intrigue, puisque cette mort s’inscrit dans la diégèse du jeu : elle ne représente pas la fin. Ainsi, les relations avec les autres personnages évoluent, s’enveniment, ou au contraire s’apaisent (pour certains, il faut croire que la violence a du bon). L’histoire se vit entre chaque partie : en sortant du Styx, libre à vous d’interagir avec qui bon vous semble pour en apprendre plus sur les raisons de votre emprisonnement et celles de vos camarades, avant de vous relancer dans votre quête effrénée. 

Réveil douloureux 

Si bien souvent l’intrigue se dévoile en prenant le joueur par la main, c’est qu’elle cherche à se faire comprendre et à être découverte dès les premiers instants. Nombreuses sont les œuvres à ne dévier que légèrement de ce constat, en nous lâchant directement dans l’action pendant quelques dizaines de minutes, avant de nous expliquer ce que nous venons de faire et de nous lancer sur la suite. Cris Tale débute au milieu d’un combat, Transistor quelques instants après une attaque terroriste, Xenoblade Chronicles dans les « derniers moments » d’une guerre. Ces titres prennent volontairement le pari de nous perdre, soit pour nous stimuler dès que possible en nous proposant une phase de jeu, soit pour immédiatement laisser suggérer la profondeur de leur scénario. Bien que déroutante, cette méthode a fait ses preuves, tant chez les studios indépendants que chez les géants de l’industrie. Cependant, il est facile d’être déçu par un scénario vendu comme riche et complexe quand il ne l’est finalement pas, et d’autant plus si le joueur s’y est investi pendant de longues heures. C’est ce qui a beaucoup été reproché à Bioshock Infinite, troisième et dernier opus de la saga. Ce mauvais retour critique tient de l’importance apportée à la narration, sensée inciter le joueur à continuer sa partie. Quand en revanche elle n’est perçue que comme une composante secondaire, les studios sont libres de l’exposer, ou non. Dans Dark Souls, plus largement connu pour sa difficulté que pour son univers (ce qui est bien dommage, croyez-moi), rares sont les éléments offerts au joueur pour comprendre le monde dans lequel il est plongé. Les dialogues se veulent nébuleux et de courtes durées, alors que l’univers foisonnent de secrets explicables et expliqués dans les longues pages des wikis tenus par les fans. La subtile alchimie entre frustration et satisfaction (amour-haine) en combattant un boss est amplement suffisante pour tenir en haleine le joueur tout du long de l’aventure. L’histoire peut être ignorée, tout comme elle peut encourager à refaire le jeu (à travers un NG+, vous suivez ?) pour le fouiller de fond en comble. Notons aussi Hollow Knight, quelques fois abrégé en « le Dark Souls des jeux de plateforme » pour ces mêmes raisons. Appelé narration environnementale, ce procédé narratif donne aux joueurs des éléments tangibles lui permettant de construire sa propre vision de l’univers : une collection de battes de baseball, les ruines d’une civilisation perdue, une pelouse en friche chez votre voisin… Se voulant discrète, elle est bien souvent vue comme un à-côté, un bonus, permettant d’approfondir ce que l’on sait déjà en partie (l’univers d’Undertale est principalement racontée de cette manière). Mais détrompez-vous, utilisée à bon escient, elle peut se suffire à elle-même. 

On l’appelle l’OVNI 

Parmi les curiosités qui se sont affranchis de toutes règles et codes considérés comme acquis dans le but de proposer autre chose que du réchauffé en termes de narration, Outer Wilds se hisse en haut du classement (celui réalisé par mes soins, bien sûr). Découvrir ce qui se déroule dans l’univers à travers un astronaute bloqué dans une boucle temporelle est le maximum que je puisse vous raconter sur le scénario sans en dire de trop. Car c’est tout l’intérêt du jeu : découvrir. De prime abord, le concept est assez peu attrayant : découvrir c’est bien, faut-il encore savoir quoi chercher, où, pourquoi… et manque de bol, l’espace, c’est grand (infini ? en expansion ? bref, grand). Et son génie tient dans sa capacité à nous offrir le minimum de connaissances, suffisant à nous faire monter dans la fusée sans nous gâcher le plaisir de la surprise. Une découverte en suggère une autre, voire plusieurs, s’entrecoupe bien souvent avec des précédentes. Voici qu’un arbre des découvertes se forme, où tout est relié (car nous sommes sur un journal scientifique, nous pouvons parler de graphe connexe). Et les autres composantes du jeu ne sont pas délaissées. L’ambiance sonore tantôt rassurante tantôt angoissante, l’impression de gigantisme face à certains paysages, les contrôles du personnage variants selon l’intensité de la pesanteur… Un bien bel exemple de narration proprement vidéoludique. 

Puisque toute histoire a une fin 

Ces colonnes n’étant pas extensibles à l’infini (techniquement presque, mais passons), il était impossible de dresser une liste exhaustive de toutes les œuvres où la narration crée du beau à sa manière. Le jeu vidéo, en tant que medium, n’en est qu’à ses débuts et n’a pas fini de proposer des expériences uniques. Les joueurs évoluent, les modes et habitudes de consommation aussi, et il est à parier que les manières d’approcher la narration se multiplieront dans les années à suivre. Suivre les codes ou s’en écarter n’est ni un débat intéressant, ni une guerre juste à mener. Tant qu’il y aura des histoires et diverses façons de les raconter, nous pourrons continuer de parler du jeu vidéo comme d’un art ayant sa part de subjectivité, sujet à une vision d’auteur doublée de celle du consommateur : vous. 

Tom PERRILLAT-COLLOMB

Pour aller plus loin :

3615 Usul – Le scénario : https://youtu.be/0KFzNamhBAs 

Merci Dorian – Les QTE : https://youtu.be/_Adn_WbrPXg 

Game Next Door – Le Game Design de la connaissance (pour en apprendre plus sur Outer Wilds et ses collègues) : https://youtu.be/tG3xNHzsSYI 

Qu’est-ce que la narration environnementale : https://youtu.be/Iw83HHdJLvQ 

La dissonance ludonarrative (en anglais) : https://en.wikipedia.org/wiki/Ludonarrative_dissonance 

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